L’épuration économique en France à la Libération

L’épuration économique en France à la Libération

Organisatoren
Marc Bergère, université de Rennes 2 et Hervé Joly, groupement de recherche Les Entreprises françaises sous l'Occupation du CNRS
Ort
Rennes
Land
France
Vom - Bis
22.03.2007 - 23.03.2007
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Von
François Lambert, Fabien Lostec (étudiants en master d’histoire, université Rennes 2 Haute-Bretagne)

L’université de Rennes 2 a organisé, les 22 et 23 mars 2007, un colloque intitulé "L’épuration économique en France à la Libération" en collaboration avec le groupement de recherche du CNRS "Les Entreprises françaises sous l’Occupation".1 Première manifestation scientifique sur ce thème en France, les organisateurs (Marc Bergère, Rennes 2 et Hervé Joly, GDR 2539) avaient fait le pari de croiser deux champs de recherche, longtemps distincts et en profond renouvellement historiographique depuis les années 1990. D’une part, celui de la vie économique et des entreprises sous l’Occupation, de l’autre celui de l’épuration.

En 1992, Henry Rousso écrivait: "la collaboration économique [a] été la plus importante et la plus répandue. Mais sa répression fut plus que modérée. L’épuration en ce domaine constituait cependant un enjeu majeur des premiers mois de la Libération." L’ambition première du colloque était bien de revisiter ce décalage apparent entre une "collaboration économique" a priori massive et une épuration économique a priori plus que modérée, tout en comblant un vide relatif de l’historiographie disponible sur le sujet. En effet, entre les injustices dénoncées par les hagiographes du monde patronal et l’idée communément admise de non-épuration économique, cette dernière apparaît encore souvent méconnue ou plutôt mal connue. Ce faisant, les enjeux scientifiques et mémoriels du colloque étaient importants, tant il apparaît que, vivement souhaitée par la population à la Libération, l’épuration économique n’a jamais satisfait l’opinion, pas plus hier qu’aujourd’hui.

Pour ce faire, et afin de faciliter cette première approche globale et totale du processus, les organisateurs du colloque avaient privilégié deux axes majeurs de réflexion. D’une part, deux séances ont tenté de mieux appréhender la définition, les enjeux, les contours, l’ampleur mais aussi les limites de l’épuration économique. D’autre part, deux autres séances ont décliné la diversité des acteurs et des procédures engagées en fonction de variables sectorielles et/ou spatiales. Dès lors, en jouant sur les emboîtements d’échelles, ont été confrontés des itinéraires patronaux individuels, des monographies d’entreprises ou d’institutions économiques (telles que la bourse de Paris ou les chambres de commerce), des monographies sectorielles ou de branches (l’automobile, la presse, les arsenaux, le BTP du Calvados, l’électricité et la mécanique de la Région parisienne, la ganterie) et des monographies régionales (le Languedoc-Roussillon, la Gironde, l’Alsace). Enfin, des comparaisons fécondes avec d’autres pays européens (la Belgique, l’Allemagne de l’Est) et/ou d’autres périodes, en particulier la sortie de la Grande Guerre ont été abordées. L’ensemble a donné lieu à plus de 20 communications, fédérant un large éventail d’historiens français et étrangers.

La première séance du colloque consistait à définir l’épuration économique et ses enjeux. En ce sens, quels sont les référents opératoires pour mesurer et appréhender ce processus au sortir de l’Occupation? À quelle aune peut-on le mesurer ? Si Michel Margairaz (université Paris VIII Vincennes–Saint-Denis) souligne en introduction que les deux conflits mondiaux et leurs lendemains diffèrent très largement, il insiste néanmoins sur la nécessité de regarder en amont pour comprendre l’épuration. Phillippe Verheyde (université Paris VIII Vincennes–Saint-Denis) et Béatrice Touchelay (université Paris XII Créteil), dans une perspective diachronique, reviennent en effet sur le précédent de la Première Guerre mondiale voire de la guerre de 1870 et sur ses influences. Ainsi, entre la loi du 1er juillet 1916 établissant une contribution sur les bénéfices exceptionnels réalisés pendant la Grande Guerre et l’ordonnance du 18 octobre 1944 sur les profits illicites, l’État a appris à compter et à vérifier la comptabilité des entreprises (B. Touchelay). Le texte de 1944 apparaît aussi beaucoup plus contraignant et ambigu que la législation de 1916 – notamment au regard de la rétroactivité de la loi (P. Verheyde). Avec un arsenal juridique distinct, les modalités de la répression économique en Belgique entre 1918 et 1944 diffèrent aussi notablement, mais précisément en vertu du poids de l’expérience et de la mémoire de la Grande Guerre (Dirk Luyten, Centre d’études et de documentation guerre et sociétés contemporaines, Bruxelles). De la même manière, ces historiens mettent en avant le rapport de la société au profit dans des contextes politiques de crise. Comment distinguer le profit illégitime du profit illicite? La fraude de la trahison? Le marché noir de la collaboration économique (Fabrice Grenard, Sciences Po, Paris; Kenneth J. Mouré, université de Santa Barbara, Californie)? Qu’est-ce qu’un profit de guerre? Qu’est-ce qu’un coupable ou plutôt l’enrichissement suffit-il à faire un coupable? Autant d’interrogations et d’enjeux philosophiques ou moraux de cette répression qui ont été fréquemment soulevés durant les deux journées d’étude. Insistant sur l’inscription dans la durée en amont comme en aval de cette procédure de justice fiscale, M. Bergère a dressé un premier bilan national de la confiscation des profits illicites de 1944 aux années 1960, soulignant des résultats non négligeables mais inégaux dans le temps comme dans l’espace, en vertu notamment des stratégies répressives initiales des comités départementaux de confiscation. Hervé Joly (LARHRA-CNRS, université Lumière Lyon 2) choisit de mesurer l’épuration économique à travers un groupe, cible privilégiée de l’opinion publique: les patrons. Pour ce faire, il distingue les entreprises privées des entreprises publiques et place la focale sur différents secteurs d’activités. Au final, les épurations définitives semblent rares et les changements de direction, s’ils sont parfois nombreux, ne sont pas obligatoirement synonymes de répression à l’interface du facteur compétence, des logiques de corps et des orientations politiques. Dans la même dynamique, Marie-Claude Albert (université Paris I Panthéon-Sorbonne) et David Hamelin (université de Poitiers) décryptent les procès de deux patrons de la Vienne, aux destins judiciaires contrastés et largement conditionnés par les pressions populaires, témoignant au passage de l’importance et de la diversité des situations et contextes locaux dans la lecture du phénomène.

Plusieurs éclairages régionaux et étrangers sont d’ailleurs venus confirmer ce constat lors des séances présidées par Jacqueline Sainclivier (université de Rennes 2) et Jean-François Eck (université de Lille 3). Ainsi, au sein de régions qui ont du mal à réintégrer la légalité républicaine, telles le Languedoc-Roussillon (Patricia Boyer, université de Montpellier 3; Nicolas Marty, université de Perpignan) ou le Centre (Jean-Louis Laubry, université Paris I Panthéon-Sorbonne), on mesure le poids de la demande sociale d’épuration économique. Elle induit parfois la création précipitée de comités d’épuration "de fait" dans les entreprises qui impulsent une première épuration "à chaud". L’épuration peut alors en cacher une autre, apparaissant comme une revanche ouvrière après l’attitude patronale post-1936-1938, non sans risque de confusion entre "délit social" et trahison. En outre, certains éclairages régionaux proposés (Languedoc et Gironde en particulier) ont démontré que, de par sa nature plurielle – extra- ou paralégale, judiciaire, professionnelle (CRIE), et fiscale (CCPI) – l’épuration économique apparaît comme une machine répressive complexe qui peut fonctionner autant en terme de complémentarité (Languedoc) que de concurrence (Gironde). Il n’en demeure pas moins que, dans les deux cas, les auteurs plaident pour une épuration qui ne manque pas d’ampleur, tout en nuançant un peu plus le mythe du lampiste. À l’autre bout de la France, l’Alsace intégrée au Reich durant l’Occupation, présente une configuration toute particulière, rarement éclairée jusqu’alors. Il apparaît que dans cette région, où le personnel d’épuration non compromis manque, le principe même de sanction est discuté et vécu comme une entrave à la reconstruction ou un "prétexte à se débarrasser de la concurrence" (Christiane Kohser-Spohn, université de Tübingen). Au-delà de l’espace français, D. Luyten précise qu’en Belgique, de nombreuses entreprises ont participé à l’effort de guerre allemand mais qu’en 1945, l’épuration se concentre sur les nouveaux venus, les entreprises moyennes et celles qui se sont particulièrement restructurées durant la Seconde Guerre mondiale. Les opérations demeurent limitées et s’essoufflent assez rapidement puisque dès 1948, la clémence prévaut. Plus à l’est, en Saxe, Marcel Boldorf (université de Mannheim) démontre que la mise sous séquestre de nombreuses entreprises par les Soviétiques favorise la migration des dirigeants à l’Ouest. Dès lors, entre maintien des anciens patrons et promotion de nouvelles élites issues du monde ouvrier, l’État favorise les nationalisations, tout du moins dans le secteur industriel. À l’interface des influences politiques et syndicales, l’épuration est en réalité rapidement instrumentalisée par la Stasi afin d’éliminer les individus considérés comme non fiables. D’un point de vue géographique, la réalisation de l’épuration économique apparaît très contrastée. Elle l’est peut-être encore davantage d’une branche ou d’une entreprise à l’autre.

C’est cette diversité et la profondeur sociale du processus épuratoire qui sont étudiées sous la présidence de Danièle Fraboulet (université de Paris XIII Villetaneuse). Tandis que le secteur très compromis du BTP du Calvados (Julie Chassin, université de Caen) ou de la région parisienne (Arnaud Berthonnet, université Paris IV Paris-Sorbonne) passe très largement à travers les mailles du filet épurateur du fait des priorités de la reconstruction, Patrick Eveno (université Paris I Panthéon-Sorbonne) évoque la dureté de l’épuration de la presse, cause d’une faiblesse structurelle durable. Ici, répression rime avec restructuration de la branche. Plus que jamais, les entreprises ne sont pas les hommes (M. Margairaz). Lorsque Lars Hellwinkel (université de Kiel) évoque le « mythe » de l’épuration de l’armée à travers l’analyse des arsenaux de la Marine de Brest, Patrick Fridenson (EHESS, Paris), Jean-François Grevet (université Lille 3) et Patrick Veyret (historien indépendant) revisitent dans une communication à trois voix l’épuration de l’industrie automobile et contestent la vision de Robert Aron longtemps prédominante. En effet, si l’on peut opposer les bons élèves comme Citroën ou Peugeot aux mauvais élèves comme Renault, Berliet ou encore Ford chez qui patrons, cadres et ouvriers sont confrontés à la répression économique (P. Fridenson), cette dernière fut beaucoup plus importante que ce que l’historiographie a longtemps affichée, notamment dans la région parisienne (J.-F. Grevet) ou lyonnaise comme le prouve l’épuration judiciaire de la famille Berliet (P. Veyret). Enfin, en travaillant les archives du CRIE parisien, A. Berthonnet souligne la sévérité relative dont les industries électriques et mécaniques ont fait preuve, en particulier, cette fois, à l’égard des catégories professionnelles les plus modestes.

Poussant toujours un peu plus loin les frontières de l’objet d’étude, la réflexion sous l’égide d’Agnès d’Angio-Barros (Centre des archives économiques et financières, Paris) s’est portée sur d’autres variables aux confins de l’épuration et/ou des entreprises stricto sensu. Confondue avec la collaboration, la violation de la réglementation économique de Vichy ou autrement dit le marché noir apparaît à l’aune de sa répression comme un fait très difficile à juger. Après la Libération, dans un contexte de pénurie où le marché noir perdure, F. Grenard souligne les difficultés des enquêteurs dans ces affaires, par essence invisibles, pour trouver des preuves de culpabilité. Toutefois, à l’instar de la ganterie, secteur où tous les artisans de Saint-Junien et Grenoble sont soupçonnés de collaboration, la répression du marché noir peut être comme à Millau, la source la plus importante de confiscation (Florent Le Bot, université Paris VIII Vincennes–Saint-Denis). Loin de se limiter à la production, l’épuration touche aussi les institutions. Ainsi, l’anticipation caractérise l’auto-épuration de la Compagnie des agents de change à la bourse de Paris. En effet, dans une séquence 1942-1945 peu propice aux enrichissements, Paul Lagneau-Ymonet (EHESS, Paris) et Angelo Riva (université Paris X Nanterre) insistent sur la précocité avec laquelle les agents de change mettent au banc un des leurs et invitnte ainsi à repenser la temporalité de l’événement. Malgré le clivage potentiel suscité par l’épuration, la question de la solidarité, de l’entre-soi et de la crédibilité d’un groupe social et professionnel se trouve aussi posée dans le cas des instances économiques en Seine-Inférieure à la Libération. Si l’épuration a bien provisoirement existé pour certains, les motifs impulsant la répression renvoient bien plus au domaine politique qu’économique (Claude Malon, université Paris IV Paris-Sorbonne).

En guise de premières conclusions, Marc Olivier Baruch (EHESS, Paris) a souligné certaines avancées significatives du colloque en matière de diversité des stratégies et procédures répressives suivies, mais aussi en termes d’ampleur quantitative et qualitative du phénomène « épuration », tout en insistant sur son inscription contrastée dans la société, l’espace et la durée. Aussi, "si l’heure de la synthèse n’est pas encore venue" sur ce front encore pionnier de la recherche, nul doute que la publication des actes du colloque courant 2008 aux Presses universitaires de Rennes et la perspective d’un guide des sources des entreprises sous l’Occupation sous l’égide du GDR (David Chaurand, université Paris VIII Vincennes–Saint-Denis) participeront et témoigneront de sa vitalité.

1 Pour des informations sur les activités du GDR, voir http://gdr2539.ish-lyon.cnrs.fr.


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